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De Forum des Usages Coopératifs

La parole a déjà commencé

La poésie à l’école est celle d’abord que l’on lit. L’enfant découvre avec la poésie que la langue ne sort pas de sa bouche tout armée. Ni de son crâne, ni de son âme, ni de son cœur. Qu’elle n’est pas une humeur comme l’est la bave de l’escargot, mais quelque chose d’extérieur, qui le précède et le dépasse de beaucoup, comme elle précède et dépasse de beaucoup ses parents et ses maîtres, et que, comme eux l’ont fait avant lui, il doit apprendre.

Le mot « poésie » nomme des textes épars que la tradition a retenus parmi d’innombrables autres et portés jusqu’à lui. Des agrégats de mots, quelquefois si rares et si fragiles, et dont le sens paraît tellement évanescent, que l’on se demande par quel prodige ils ont pu rester agglomérés, et qui pourtant ont traversé le temps, fournissant matière à d’innombrables proférations publiques ou privées, ornant d’innombrables mémoires, donnant lieu à toutes sortes de commentaires naïfs ou savants.

La poésie à l’école est celle devant laquelle l’enfant s’arrête, et qui l’intrigue. Au plaisir qu’il y prend, s’ajoute la curiosité intellectuelle. Car l’enfant se définit comme celui qui apprend. Il n’a pas besoin qu’on l’oblige à le faire. Il est naturellement doué d’un désir curieux qui lui fait se demander devant le texte « Que dit-il, au juste ? » et « Pourquoi la tradition, incarnée par le maître, l’a porté jusqu’à nous ? »

La poésie suscite des questions. Celles-ci pourtant n’émergeront jamais devant nos propres productions. Il faut, pour qu’elles se forment, la confrontation avec des textes qui nous viennent d’ailleurs, écrits par d’autres et que d’autres encore nous ont transmis. Cela ne veut pas dire qu’il soit déraisonnable de demander à un enfant d’écrire des poèmes, mais bien qu’écrire de la poésie ne peut jamais se faire qu’à son tour, ce qui suppose qu’on lise beaucoup de poèmes d’abord, dont le statut et la haute qualité soient attestés par une solide tradition, celle-ci fût-elle très brève si l’on s’intéresse à ce que certains éditeurs publie de plus actuel et de plus tranchant, et qu’on écrive dans le défaut (l’absence, le manque, les marges) que certains d’entre eux nous ménagent et où nous trouvons à nous glisser.

Francis Ponge écrit: "Je me représente plutôt les poètes dans un lieu qu’à travers le temps. Je ne considère pas que Malherbe, Boileau ou Mallarmé me précèdent, avec leur leçon. Mais plutôt je leur reconnais à l’intérieur de moi une place. Et moi-même je n’ai pas d’autre place que dans ce lieu. Il me semble qu’il suffit que je m’ajoute à eux pour que la littérature soit complète. Ou plutôt: la difficulté est pour moi de m’ajouter à eux de telle façon que la littérature soit complète. … Mais il suffit de n’être rien autre que moi-même."

La poésie est ce qui enseigne à l’enfant que, dans son rapport à la langue, il n’est pas le premier. Que la place qui lui revient est celle d’un néophyte. Nul ne fut jamais poète qu’en prenant rang dans la longue théorie des plus anciens, comme nul n’est jamais professeur ou élève qu’à la suite de ceux dans les pas desquels il consent à mettre les siens. Car si la langue est bien inventée et sans cesse réinventée par les hommes, son origine se perd, ce qui signifie qu’aucun ne fut jamais locuteur qu’en empruntant déjà les mots des autres et, avec eux, des bribes de pensées.

Et Michel Foucault, dans sa leçon inaugurale au Collège de France: "J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps: il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens."

La poésie est, à l’école, ce qui enseigne à l’enfant que la parole a déjà commencé, qu’il parle avec les mots des autres, et qu’à la condition de demeurer à leur écoute, de garder à leur égard une vigilance et une curiosité toujours pures, ceux-ci finiront par le dire bien au-delà (ou, au contraire, en deça) de ce que lui-même voudrait dire. En quoi il deviendra poète.